• Julien Aunos // CitizenJazz (11 juillet 2021)
A l’occasion de la sortie de l’album Live at Bing Theatre, retour en musique sur la carrière de Roberto Miranda, contrebassiste méconnu.
Malgré près d’une centaine d’enregistrements à son actif, Roberto Miranda n’est pas un musicien familier pour la plupart des amateurs de jazz. Longtemps resté dans l’ombre de sa contrebasse, on l’a partiellement redécouvert récemment lors de la sortie de l’album No U-Turn de Bobby Bradford et John Carter édité en 2015 par le label Dark Tree. Il est remis à l’honneur aujourd’hui (et toujours par Dark Tree) avec la parution de ce Live at Bing Theatre, enregistré en 1985 à Los Angeles avec son Home Music Ensemble. Portrait.
Roberto Miranda est né en 1946 dans le quartier du Bronx à New York, de parents portoricains. Son père, Louis Miranda, était un chanteur et percussionniste. Il fut son premier professeur. Il enseignera à Roberto les percussions traditionnelles de Porto Rico et notamment les congas (instrument qu’il jouera toute sa vie). En 1952, la famille déménage à Los Angeles. Roberto continue sa formation de percussionniste en compagnie de son père mais également de son frère aîné Louis Miranda Junior (qui deviendra batteur). A partir de 1960, Roberto joue des percussions dans divers groupes de latin jazz. A 17 ans, il débute la contrebasse. D’abord en autodidacte, puis il reçoit l’enseignement de deux grands noms de l’instrument : Ray Brown et Red Mitchell. En parallèle, il suit des études de musique à l’USC (University of Southern California) (il y obtiendra une maîtrise en musique avec une spécialisation jazz).
A partir du début des années 70 on le croise régulièrement sur la scène jazz californienne, multipliant les engagements. En 1972, le contrebassiste est à l’affiche (sur deux titres) de l’album Waves (A&M Records) du saxophoniste Charles Lloyd. Ce moment constituera sa première expérience en studio.
Mais c’est à partir du milieu des années 70 que sa carrière décolle réellement. En 1977, il fait partie, en compagnie du clarinettiste John Carter et du batteur Alex Cline, du quartet du saxophoniste (mais aussi flûtiste, clarinettiste…) Vinny Golia qui enregistre l’album Spirits in Fellowship, sur le label Ninewinds, créé la même année par Golia.
Il enregistre d’autres albums avec Vinny Golia, dans des configurations diverses (en quintet pour Openhearted en 1979 et The Gift of Fury en 1981, Slice of Life en trio en 1981, Pilgrimage To Obscurity avec The Vinny Golia Large Ensemble en 1990)
En 1979, on retrouve Roberto Miranda au côté du jeune Tim Berne, pour ce qui constitue les deux premiers albums du saxophoniste sous son nom. Enregistré pour le label Empire que Berne venait juste de créer, The Five Year Plan et 7 x constitue un témoignage historique sur la genèse de la pensée musicale du grand saxophoniste américain. Outre Miranda, on y entend les jumeaux Cline (Nels à la guitare et Alex à la batterie), Vinny Golia, John Carter ou encore Glenn Ferris. Que du beau monde !
C’est à cette même période que Miranda rencontre le pianiste Horace Tapscott, créateur du Pan Afrikan Peoples Arkestra (PAPA) et infatigable défenseur de la cause et de la musique africaine-américaine. Rencontre décisive qui va changer le reste de sa vie d’homme et de musicien. Ensemble ils enregistrent (avec le batteur Sonship Theus) deux superbes albums : Live at Lobero, Vols. I & II parus en 1980 chez Nimbus.
Miranda enregistre également Dial ’B’ for Barbra, avec le sextet de Tapscott. Il intègrera le PAPA (il en fait toujours partie aujourd’hui) avec lequel il participe à de nombreux concerts tout au long de sa carrière et avec qui il enregistre deux albums : Flight 17 (Nimbus Records, 1978) et Live at I.U.C.C (Nimbus Records, 1979).
À peu près au même moment, le contrebassiste enregistre coup sur coup ses deux premiers albums sous son nom pour le label alors naissant Nimbus West Records [1] : The Creator’s Musician (Nimbus Records, 1980), tout d’abord, album solo signé sous son nom d’origine, Roberto Miguel Miranda (il enlèvera Miguel quelques années plus tard) ; Raphael (Nimbus Records, 1981), album où l’on croise de nombreux musiciens amis (Golia, Alex et Nels Cline, Virgilio Figueroa, George Andujar,…).
Entre 1980 (date de son premier album solo) et 1985 (date du concert au Bing Theatre), Roberto Miranda enregistre plus d’une dizaine d’albums pour différents leaders, notamment Horace Tapscott, Bobby Bradford, John Carter ou James Newton.
En 1984, Miranda est professeur assistant à l’USC, l’université où il a étudié par le passé. Il travaille dans le département Jazz sous la direction de Thom David Mason. A la fin de l’année, Miranda reçoit une bourse de la NEA (National Endowment for the Arts) pour soutenir son travail de musicien. Il imagine alors se produire en concert au Bing Theatre, le théâtre de l’Université et enregistrer la musique sur disque. Le concert aura lieu le 25 mai 1985. Le contrebassiste réunit 10 musiciens parmi sa famille et ses amis pour créer le Roberto Miranda’s Home Music Ensemble. Il y a son père Louis R. Miranda Senior et son frère ainé Louis R. Miranda Junior, son cousin David Bottenbley à la guitare, Thom David Mason, son directeur, aux anches, Buddy Toscano et Cliff Brooks aux percussions ; et puis il y a ce carré d’as d’amis fidèles du contrebassiste, jamais plus réuni sur scène, Bobby Bradford, John Carter, James Newton et Horace Tapscott.
Un concert légendaire donc, qui débute par le furieux « Platform for Freedom », un morceau tendu comme un arc, pris sur un tempo endiablé. Pluie de percussions, basse vrombissante, piano martelé dans les aigus, unissons des soufflants. On est aux anges.
Sur « Faith », morceau tendre et délicat, on retiendra le superbe solo incisif et très expressif de James Newton ainsi que celui, tout en rondeur, de John Carter.
Le chaloupé « Agony in The Garden » est un long et ténébreux crescendo qui mêle avec jubilation rythmes afro-caribéens et envolées solistes (James Newton – encore lui – y est particulièrement à son avantage) d’un lyrisme saisissant.
« Prayer #1 » commence par une longue introduction plaintive de Bradford. Sur un motif répétitif joué à l’unisson par la contrebasse et le piano et portés par les polyrythmies fiévreuses du clan des percussionnistes, les soufflants se démultiplient, chahutent, s’interpellent, se répondent, chacun pour soi et Dieu pour tous. Dans cet avis de grand vent détonant, c’est finalement le moins illustre de tous, Thom David Mason, qui s’attire les faveurs de l’auditeur.
On enchaîne avec « Deborah Tasmin », un blues des familles pris sur un tempo medium, où le plaisir simple de jouer ensemble transpire de chaque note. Chaque solo y est sec et tranchant. Les lignes de basse profondes du leader quadrillent la partition avec beaucoup d’assurance, tandis que le nombre et la variété des percussions font vibrer la musique de mille teintes.
« Improvised Bass Solo » nous fait entendre un Roberto Miranda solitaire, sûr de son fait, maîtrisant parfaitement les fondamentaux de sa contrebasse, tout en y injectant quelque chose de très personnel, une manière de jouer bien à lui, un son rond et lourd. Le concert se termine par le manifeste « Dance of Blessing, Happiness and Peace » dans lequel le groupe se dilue dans des senteurs caribéennes. Incantations, rythmes latins, jazz, envolées free, tout se mêle pour aboutir à une musique de l’esprit et de l’âme, profonde et spirituelle en diable.
Après ce concert au Bing Theatre qui fut, pour Roberto Miranda,l’acmé de sa carrière de musicien, il continuera, tout au long des années 90, de louer ses talents de sideman auprès de la communauté jazz de Los Angeles sur des albums de musiciens moins connus : Glenn Horiuchi, Darrel Moore, Steve Shelton, Kamau Daood ou encore John Rapson.
En 2002 il sort un album avec le Roberto Miranda Ensemble, With Groanings Too Deep For Words, (Miguel Music). Billy Higgins, Kenny Burrell, Bobby Bradford, entre autres, figurent au casting.
Plus récemment, on l’a entendu sur l’album de Bobby Bradford et Hafez Modirzadeh en compagnie du batteur Vijay Anderson, Live At The Blue Whale sorti en 2018 chez No Business Records.
L’année dernière, il participait à l’album du Vijay Anderson’s Silverscreen Sextet intitulé Live at the Angel City Jazz Festival, en compagnie d’anciens compagnons de route (Vinny Golia, Bobby Bradford).
A 75 ans aujourd’hui, Roberto Miranda est un musicien toujours actif.
Il tient encore l’un des pupitres de contrebasse au sein du Pan Afrikan Peoples Arkestra, dirigé, depuis 2018, par le jeune batteur Mekala Session [2]. Il enseigne également toujours à l’université d’UCLA.
Toute sa vie, Roberto Miranda aura été fidèle aux valeurs d’humanisme et de partage et aura fait sienne cette phrase de son mentor Horace Tapscott : « Our music is contributive, rather than competitive. »
Merci à Bertrand Gastaut et au label Dark Tree d’avoir remis à la place qu’il mérite ce beau musicien.
[1] Nimbus West Records a été crée en 1979 par le producteur américain Tom Albach qui tomba sous le charme de la musique d’Horace Tapscott et voulut l’enregistrer et la publier.
[2] Mekala Session est le fils du saxophoniste Michael Session, qui avait pris, lui aussi, la direction de l’orchestre à la mort d’Horace Tapscott en 1999.
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