Guy Sitruk // Jazz à Paris (23 septembre 2019)

« aiee ! The Phantom ». En ouverture de l’album, un titre à propos de l’influence de la culture Noire, de la communauté , dans la musique d’Horace Tapscott, faite de présences et d’absences. De fait tout l’album déborde de cette influence. Il ne s’agit que de cela. Immédiatement, cette musique vient se lover aux creux de nos circonvolutions cérébrales. Un leitmotiv qu’on ne risque pas d’oublier, fait de tendresse, accompagne ce morceau plus de seize minutes durant. Et sur cette passerelle sensible, un thème qu’il s’agit d’installer progressivement, lentement, d’en fouiller les recoins, d’épurer, de distiller jusqu’à l’hypnose, pour en extraire tout le suc, toute la puissance émotionnelle. Les couleurs de Coltrane ne sont pas bien loin, lors du chant au saxophone ou sur les touches impressionnistes du piano. Et pourtant, dans cet univers, les séductions du bop viennent aussi nous chatouiller les tympans et le cœur, nous rappeler qu’il s’agit d’une unique mouvance.
Et lorsqu’il s’agit de visiter un classique, « Caravan », on se délecte de cette science consommée de l’esquive, de l’évitement, du contournement du thème en particulier lors du chant de Dwight Trible, pour des esquisses, des rémanences, des envolées toujours plus ou moins à distance au sax alto de Michael Session où lors des fouissements au trombone de Phil Ranelin, cela au milieu d’une orgie de percussions aux puissantes couleurs africaines.
L’Afrique est pleinement là encore, avec un thème en hommage à Fela Kuti. « Fela Fela » s’ouvre sur un solo assez étourdissant sur les peaux de Najite Agindotan. Puis une ligne de basse, un chant choral (en Nigérian ?) puis celui de Dwight Trible, un scat sec et sauvage, l’envolée lyrique de Michael Session au soprano et les fouilles du trombone. On sent le chœur impatient d’intervenir pour clamer la nécessité de la fête, pour simplement dire que pour cela, les bons citoyens n’hésitent pas à rejoindre les truands d’un quartier de Lagos.
C’est qu’il y a deux formations réunies sur un plateau :
Pan Afrikan Peoples Arkestra (Ark), un tentet avec une section rythmique surdéveloppée (trois instruments à percussion et trois contrebasses).
Great Voice of UGMAA (Union of God’s Musicians and Artists Ascension): un chœur de douze chanteurs
On les retrouve ensemble pour les deux dernières pièces, « Why don’t you listen ? » et «  Little Africa ». Dans les deux morceaux, il s’agit d’une affirmation identitaire, la fierté d’être noir et d’être issu de l’Afrique. C’était l’une des dimensions du Free Jazz que cette revendication ainsi que ce reproche fait aux critiques blancs d’alors : pourquoi vous ne nous écoutez pas ? Ou si mal. Écoutez Clifford Brown, Dizzy, Monk, Roach etc.
Cela ressemble à une suite, à une liturgie profane, à la célébration d’une communauté solidaire mais trop marginalisée, à une communion qui aurait pu avoir sa place dans de très grandes enceintes, au milieu d’une foule dense et fervente.
« Why don’t you listen ? » donne son nom à l’album, à juste titre. Mais tout l’album est animé d’un souffle puissant, d’une richesse mélodique et orchestrale confondante. L’Afrique y est partout, et nous rappelle ce qu’elle nous apporte.
Les deux formation, Ark et Ugmaa, étaient réunies au LACMA (Los Angeles County Museum Of Art) pour l’un des concerts régulièrement programmés du vendredi soir, le 24 juillet 1998 (on attend encore ça à Paris, sous la Pyramide, par exemple).
Et depuis lors, pas de publication. C’est à la ténacité de Bertrand Gastaut qu’on doit de pouvoir écouter cette musique intense, bien loin de Los Angeles, vingt ans après.
Et oui, il aurait été dommage de ne pas publier ce moment émouvant de fête. Il aurait été aussi regrettable d’ignorer le talent de compositeur et d’arrangeur (« phantom », « Caravan » …), de musicien, de leader de Horace Tapscott, de continuer à le confiner dans un recoin obscur du jazz.

 

 

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