Chronique par Guy Sitruk sur Jazz à Paris (26 mai 2015)

No U Turn, Live in Pasadena 1975, par le Bobby Bradford & John Carter 5tet.
Cet album inaugure semble-t-il « Roots Series », une ou des séries dédiées aux fondements de … ? Du jazz actuel ? d’autres musiques ?
Tout d’abord, quel intérêt y aurait-il à revenir à un concert de 1975 ? Le livret nous apprend qu’il n’y avait pas de trace discographique du travail de ce 5tet. Soit. Je suppose qu’il y eut bien d’autres moments musicaux d’exception présents dans les seules mémoires de ceux qui y ont participé lors de ces tumultueuses années 60-70. Alors pourquoi celui-ci ? D’autant qu’à ma connaissance, peu de musiciens (pas du tout ?) revendiquent l’héritage de ce quintet. Par ailleurs, l’un des leaders, John Carter, nous a quitté en 1991 (cancer) et que l’un des bassistes, Stanley Carter, serait devenu gardien de nuit. Il ne s’agit donc pas de relancer ledit quintet.
S’agirait-il d’absorber les énergies musicales disparues d’un indépassable climax, « dans une sublime récapitulation » ? Pas vraiment le genre du label Dark Tree.
Alors oublions 1975, les traces discographiques, les héritages supposés, et écoutons.
Première surprise : le sentiment de submersion face à la déferlante de la section rythmique. Ici, point de piano (Ornette avait fait le ménage), mais deux basses et une batterie, infernales. Ces trois instruments ont retenu la leçon du Free : ils n’accompagnent pas, ils développent un discours propre, cohérent, prégnant, tendu, parfois hallucinatoire. Ou criblent, font exploser les lignes des souffleurs. On en reste sonné. Ce n’est pas la violence de « Spy vs Spy » (de John Zorn, 1989), mais une puissance expressive ne nécessitant parfois que des balais, un archet léger.
Finalement, il n’y a que les deux souffleurs qui essaient d’être ensemble, mais à la manière du Free, en instillant des décalages, des retards, pour que ce ne soit pas « carré ».
Les trois premiers titres sont de Bobby Bradford. Il y excelle avec des attaques très incisives, des séquences par moment assez courtes, et une sonorité qui souligne les séductions du cornet. Un discours délié, brillant, à l’inventivité éruptive. Sur ces plages, John Carter (le plus souvent, semble-t-il au sax soprano) développe un chant tourmenté, tout de circonvolutions obsédantes, sur la crête des vagues fracassées de la section rythmique.
Les deux dernières pièces, plus courtes, sont de John Carter. L’atmosphère y est moins percussive, plus délicate, presque ténue. Ici, l’instrument choisi semble être la clarinette. Ainsi, « Come Softly » est tout de retenue, de tendresse. De même, « Circle » est exposé, longuement, en solo à la clarinette, dans des couleurs crépusculaires. Bobby Bradford y développe ensuite un solo délié, discursif, expressif, avant la montée en tension de la section rythmique puis de la totalité de la formation.
 
Alors tentons de répondre : pourquoi publier ce concert de 1975 ?
Parce que c’est un formidable bain de jouvence.
Pour l’auditeur, cela rappellera ce que l’implication, l’énergie, l’inventivité, la sensibilité ont apporté et peuvent apporter.
Aujourd’hui, nous sommes évidemment loin de cette époque, de cette urgence, alors qu’il s’agissait d’établir, de consolider, de développer ce nouveau langage, cette nouvelle sensibilité, le Free Jazz. Mais sa beauté nous transperce encore, bien des années après, avec la fascination engendrée par une éternelle jeunesse, insolente, vivifiante, rafraichissante.
Une musique d’un temps révolu ? Peut-être, mais sachons ouvrir nos tympans aux sensibilités actuelles, pour ne pas avoir à cultiver dans le futur la nostalgie des musiques d’aujourd’hui. Il y a des pépites !
 
Musiciens : John Carter (ss, cl), Bobby Bradford (cor), Stanley Carte (b), Roberto Miranda (b) et William Jeffrey (dr), superbe.
 
NB : notons le parcours impeccable du label Dark Tree. Que des pièces maîtresses.

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