• Chronique par Joël Pagier dans ImproJazz (octobre 2013)
A l’ombre de son arbre sombre, Bertrand Gastaut continue, malgré les intempéries, de cultiver ce jardin merveilleux dont il nous ouvre régulièrement les grilles. La première fois, c’est à la cime qu’il nous avait conviés pour écouter les confessions susurrées par Daunik Lazro, Benjamin Duboc et Didier Lasserre (« Pourtant les cimes des arbres »). Puis ç’avait été visage contre terre, pour épier l’ »En Corps » d’Eve Risser, Benjamin et Edward Perraud, deux longues racines poussant jusqu’à leur surgissement. Aujourd’hui, c’est de mots qu’il s’agit, mais pas de n’importe lesquels, pas de ceux dont on risque de mal user, de se servir pour mieux mentir ou déclarer l’inimitié. Non ! Les mots dont il est ici question sont ceux de Steve Dalachinsky, un poète de Brooklyn habitué des musiques improvisées, qui a mêlé son souffle à tant de lignes tracées par tant d’instrumentistes qu’il doit se prendre lui-même pour un homme de sons plutôt qu’un homme de sens. Au même titre que Kerouac identifiant ses formules à celles de Charlie Parker ou Slim « Orooni » Gaillard, bien avant que Burroughs ne pose son flow sur le grunge de Kurt Cobain et que les slameurs n’investissent L’Usine ou le Bar à Nénette, Steve Dalachinsky ne conçoit son verbe que dans la résonnance des peaux, des cuivres et des cordes. De là à prononcer des phrases fatidiques et à l’assimiler au dernier poète beat, il y a un sacré pas qu’on ne saurait franchir… Mais bon ! On ne peut pas s’interdire d’y penser.
« The bill has been paid », qui le donne à entendre psalmodiant et répétant ses incantations hallucinées, met Steve Dalachinsky en présence de Joëlle Léandre. C’est à ses cordes qu’il se lie pour divaguer en sureté, laisser la phrase prendre le pas sur la pensée, le rythme sur la ponctuation absente et le bonheur sur la logique. Et ça sonne, claque et dure à l’aune des onomatopées signifiantes et des mots insensés. Il est bien difficile de parler d’un album dont on ne connaît pas la langue… Ou si mal ! On pourra toujours se munir de tous les dictionnaires et aborder de tous les points de vue le texte que Bertrand Gastaut a bien voulu glisser dans la pochette, on passera toujours à côté de l’essence même du propos, de son sens ou de son non-sens, de son apparente rhétorique et de sa poétique supposée. A défaut, on peut sentir la puissance, l’insistance du phrasé, l’articulation spécifique de tel ou tel vers, si libre soit-il, et la musique née de l’organique profération, de ses profondes secrétions et de ses sifflements intenses qui fusent en allitérations sublimes. On peut entendre la vitesse fuir au fil de l’archet, le bégaiement automatique d’une écriture dont on ignore jusqu’à quel point elle précède le moment du dire ou jouxte le miracle phonétique. On peut également oublier un instant la voix qui soupire et se tait pour se concentrer sur la basse et comprendre enfin qu’on ne peut plus rien dire de Joëlle Léandre tant l’excellence participe de son quotidien… Qu’elle ne nous étonnera plus que lorsqu’elle se taira et que l’on devra mesurer l’éternité du vide ! Etrangement, d’ailleurs, l’humour s’est absenté du jeu de la contrebassiste. La concentration rive son écoute au flot constant des mots et cette fan de Slam Stewart partageant l’univers de ce poète beat préfère encore le lyrisme à la dérision pour brosser à grands coups d’archet le fond d’un portrait adoptant à la fois la vigueur de Pollock et la rigueur de Mondrian.
Il n’y a pas de dictionnaire pour traduire le jeu de Joëlle Léandre. On peut donc écouter sans honte la poésie de Steve Dalachinsky. Un jour, peut-être, la flamboyance de tout ceci nous apparaitra et l’on saura le point auquel on était passé à côté, à l’époque de l’ignorance. Mais pour l’heure, on se contentera du bonheur imbécile et de la pénétration physique, par ces mots et leur musique, de l’intérieur de notre peau, de notre chair, de notre cœur… *.
* « You, Brother, Here inside my skin, my flesh, my heart » (« The bill has been paid », « Son of the sun (After magic) », plage 3, 15min 19s).
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