• Joël Pagier // Revue & Corrigée (décembre 2023)
Il y eut décidément jazz et jazz ! Celui des origines, qui jamais n’eut aucun souci de légitimité, et celui qui tenta par la suite d’innover en fusionnant avec les divers courants de son époque ou se libérant, justement, de toutes les contraintes y compris endogènes. Mais depuis une vingtaine d’années, tout semble consommé ! Et quiconque souhaiterait poursuivre l’aventure se voit aussitôt sommé de quitter le navire ou de tolérer le titre infamant de revivaliste. Pourtant, comme toute allégation, celle-ci souffre ses exceptions et admet quelques dissidents susceptibles de traverser le temps et d’apporter leur soutien à l’idiome chancelant. Ces rêveurs compulsifs, inaptes au deuil, perpétuent indéfiniment la vivacité de leur passion en creusant toujours plus profondément le sillon de l’innovation hors duquel nul ne peut prétendre à la vie.
Si Daunik Lazro embouche son ténor pour, une fois de plus, exhumer Coltrane, Ayler, Lacy ou Wayne Shorter, c’est qu’il lui reste une focale à ouvrir qui, jamais encore, ne fut envisagée. Cette musique macère en lui depuis les années soixante-dix, quand il côtoyait Itaru Oki dans l’orchestre de Saheb Sarbib. Même au cours des années deux mille, lorsque ses « Zongs » relevaient plus de la free music que du jazz, je ne me souviens pas qu’il ait donné un concert en solo sans y interpréter le « Ghosts » d’Albert Ayler. Alors, cette fois encore, il a réuni un trio durant deux jours dans la petite salle des Instants Chavirés. Il y avait là Benjamin Duboc, contrebassiste incontournable des sessions hexagonales, membre de l’ONCEIM et initiateur, depuis peu, de l’Ensemble Icosikaihenagone, et le batteur Mathieu Bec, un homme du Sud improvisateur dans l’âme auprès de Guy-Frank Pellerin, Michel Doneda, Quentin Rollet et quelques autres. Ensemble, ils ont soufflé sur les braises de ce jazz qui, dit-on, ne serait plus que cendres et en ont fait jaillir des étincelles propres à raviver la plus vacillante des flammes. Car Daunik est ainsi qu’il ne peut aborder l’œuvre de ceux qu’il nomme avec déférence « Les Grands Blacks » sans y déceler une particularité inédite, un angle d’attaque incongru, un relief à sculpter d’un ciseau plus incisif ou l’occasion de dévisser assez largement pour atteindre la chute libre. Sur les tempos rapides, lorsque fusent les roulements de Mathieu ou court le walking de Benjamin, l’homme sait prendre le temps de ciseler chaque son, d’en extraire la pureté intrinsèque pour mieux le pousser au paroxysme de son expression propre. Il n’a pas non plus son pareil pour glisser de l’exposé attentionné d’un thème aux premières notes d’un chorus, aiguisant la tension contenue dans le premier par une énonciation à la limite de la justesse et la résolvant par la libération de l’improvisation. A ce jeu, Benjamin Duboc n’est d’ailleurs pas en reste lorsqu’il souligne les phrases du souffleur d’un archet si légèrement décalé qu’il relativise l’idée même d’unisson. Les parallèles s’écartent à peine, mais cet infime éloignement ouvre une brèche dont la profondeur, aussitôt, révèle l’imminence d’un danger sous-jacent. Qu’il avance en équilibre sur le fil de la création spontanée ou longe les crêtes de mélodies incandescentes, la spécificité de ce trio réside dans un expressionnisme si déchiré que la notion même de thème s’en voit transfigurée.
Les standards de Coltrane, Ayler, Lacy ou Shorter ont donc été choisis pour leur caractère inflammable sans lequel l’oxygène émis par le trio n’aurait pu provoquer aucune combustion. De même que les deux compositions collectives assez caustiques sous leurs dehors ethniques… Quant au « Line up for Lacy », miroir tendu par Daunik au « Deadline » du sopraniste, ses résonances élégiaques n’oblitèrent pas l’intention première de son signataire ni son désir de voir ses héros conjurer la malédiction pesant sur ce jazz qui ne fut sans doute jamais aussi libre ni vivant que sous leur égide.
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